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Reportage

Art, vente et bienveillance : la mesure Artraction tire les âmes vers le haut

Avec plus de 600 œuvres d’art en stock, l’entreprise apprenante Artraction de la Coopérative Démarche promeut des artistes locaux, régale les yeux de ses clients et offre un nouveau souffle à des personnes fragilisées. Une triple mission qui fait toute son originalité et son succès depuis treize ans, comme une récente exposition à Lausanne vient de le rappeler. D'autres accrochages à Nyon et dans la Broye sont actuellement visibles.

©Insertion Vaud

Vernissage de l'exposition « Art Déconfiné » à Lausanne le 17 septembre 2020

De la même manière que le vers de Baudelaire « Luxe, calme et volupté » a inspiré le titre d’un tableau de Matisse, les créations artistiques sont une éternelle source d’innovations. C’est le cas avec la mesure Artraction, qui loue et vend des toiles d’artistes de la région, permettant au passage à des personnes en réinsertion de participer aux multiples facettes de cette activité économique : marketing, communication, négoce, médiation d’art, logistique, ressources humaines, administration.

« C’est une mesure très appréciée par l’assurance invalidité (AI) des cantons de Vaud et Genève », présente Assya Gendre, responsable du service des ventes de la Coopérative Démarche, qui chapeaute cette entreprise apprenante née en 2007. Dotée de neuf collaborateurs et collaboratrices, Artraction accueille une quarantaine de participant-e-s placé-e-s dans la mesure pour une année en moyenne, en attente d’une décision de rente AI ou en processus de réinsertion professionnelle.

Population fragile

« Ce sont souvent des personnes ayant connu un burn-out ou une dépression, parfois très qualifiées et la plupart du temps extrêmement motivées. Le produit est valorisant pour leurs compétences, et leur permet d’en développer d’autres ; par exemple le graphisme, pour créer des invitations aux expositions », poursuit la responsable. La force d’Artraction, selon elle, c’est que les participant-e-s sont confronté-e-s aux réalités du premier marché en termes de délais et d’exigences. Cependant, « le but n’est pas de développer à tout prix l’aspect économique. C’est un équilibre à trouver. Nous sommes face à une population fragile, et notre priorité reste toujours focalisée sur les bénéficiaires ».

« Nos participants ont vécu des traumas liés au travail qui ont endommagé leur vie professionnelle et privée », renchérit Clément Dussaugey, coach en réinsertion et responsable des ventes et locations d’Artraction. « Ils souffrent d’un manque de confiance, peuvent faire des crises d’angoisse ; parfois ils ont perdu des facultés logiques ou organisationnelles. Ici ils sont dans un environnement ultra-bienveillant. Mais il faut faire attention à ne pas trop les chouchouter non plus. Je suis toujours surpris par la force des gens qui arrivent à surmonter leurs peurs, à venir travailler après des drames et conservent encore de l’énergie pour s’en sortir. »

Entreprise sociale, économie locale

Alors que les bureaux d’Artraction sont situés à Genève, l’entreprise prospecte ses clients sur tout l’arc lémanique, voire au-delà, et en recense une vingtaine parmi les cabinets d’avocats ou de notaires, les banques, hôpitaux, restaurants, services publics et institutions diverses, ou encore chez des particuliers. « Nos clients sont touchés par l’aspect social, témoigne Clément Dussaugey. Nous prônons aussi l’économie locale. Mais il faut avant tout que les œuvres leur plaisent. Le volet social est un argument qui porte, mais si les tableaux ne leur plaisent pas, ce n’est même pas la peine… »

A partir de 45 francs par mois et par œuvre, les clients bénéficient d’un nouvel accrochage tous les quatre mois, proposé sur la base d’un corpus de plus de 600 pièces d’artistes locaux, dont le repérage est une autre tâche à laquelle participent aussi les personnes en mesure. Un autre pan de l’activité consiste à commercialiser des objets d’artisanat dans les boutiques Ateapic de Démarche ou sur son site de vente en ligne. Là aussi, le travail de créateurs de la région est valorisé.

Démocratiser l’art

Artraction organise en outre régulièrement des événements, notamment dans la capitale vaudoise, siège de la Coopérative Démarche. Mi-septembre 2020, une exposition de toiles « déconfinées » a eu lieu dans le quartier lausannois du Flon, proposant une quarantaine d’œuvres à moitié prix, sélectionnées par les artistes eux-mêmes. De juillet à octobre, une des artistes du catalogue, Nadia Merzoug, a également été exposée sur les murs de Retraites Populaires, dans un couloir menant à l’Office des impôts de Lausanne. Cette visibilité bienvenue pour les artistes concourt à démocratiser l’art en touchant un public qui ne court pas les galeries et vernissages. Des ventes ont ainsi lieu grâce à des passants tombés sous le charme d’une toile vue chez un client d’Artraction.

La coordinatrice artistique, Nina Raeber, peut compter sur huit participant-e-s pour gérer le corpus des œuvres, trouver de nouveaux artistes, composer les accrochages. « Avec du bon sens, de l’écoute et de la bienveillance, on peut obtenir des résultat dingues », estime la responsable. Peu à peu ce sont les participant-e-s qui font des propositions aux clients, assure-t-elle. Il y a beaucoup de données techniques à respecter : taille des œuvres, prix, disponibilité, cohérence avec les autres toiles.

Dans leur grande majorité, les clients veulent de l’abstrait et du coloré, affirme Nina Raeber. La photographie et le pop’art marchent aussi très bien. La coordinatrice artistique est fière d’avoir quelques artistes confirmés dans son catalogue, comme Nicolas Noverraz, Petr Beránek, Pierre-Alain Morel, Renée Furrer ou Simone Monney. « Pour les artistes, le volet social est un plus, et ils sont assez patients avec nous. La gestion est professionnelle, mais cela reste de l’insertion, et il peut y avoir des couacs. »

Des bénéficiaires impliqués

Juste après avoir parlé avec Nina Raeber, nous faisons la connaissance d’Emilie, une participante de 32 ans, qui vient précisément de tomber sur un petit problème : un autre participant a oublié de retirer des œuvres disponibles la fiche d’une œuvre déjà placée chez un client. La jeune femme prend sa mission très à cœur et affirme trouver « beaucoup de plaisir à choisir les tableaux afin de former un ensemble cohérent à proposer pour que ce soit beau quand ce sera accroché ». Elle dit s’amuser à comprendre les goûts des uns et des autres et à trouver un équilibre entre les différentes contraintes. « C'est comme un puzzle. Ça fait du bien de refaire quelque chose. A un moment je n’arrivais même plus à lire », explique cette ancienne doctorante. Ayant cumulé et assumé simultanément de nombreux stress pendant plusieurs années – études exigeantes, jobs alimentaires à responsabilités, maternité, séparation, précarité, puis accident –, son corps et sa tête ont fini par dire stop en même temps.

« Capable de faire des choses »

Comme Emilie, Nathalie est ultra-qualifiée : juriste fiscaliste dans la même banque privée pendant vingt ans, cette dernière est tombée malade physiquement et psychologiquement à la suite d’un grave conflit avec son employeur. « Ici il y a une autre énergie, beaucoup plus positive. Je prends du recul sur cet accident de la vie grâce à cet environnement bienveillant. Je focalise plus sur le futur que sur le passé. Au début je n’osais même plus sortir de chez moi. Cette mesure me prouve que je suis capable de faire des choses. Cela m’a donné envie de chercher des pistes pour exercer mes compétences passées dans d’autres domaines, par exemple le droit d’auteur. » Elle assure qu’elle n’aura aucun problème à mettre Artraction dans son CV : « J’en suis fière. C’est une réelle expérience professionnelle ! »

Fierté des artistes

Et les artistes, qu’en pensent-ils ? Pour Zdenka Palkovic par exemple, la fierté est aussi de mise. Présente avec d’autres artistes à Lausanne lors du vernissage de l’exposition « Art déconfiné », elle confie : « J’ai été flattée quand Artraction a montré de l’intérêt pour mon travail. Je pense que tous les artistes peuvent les remercier car il n’y a pas beaucoup d’organismes qui veulent promouvoir les artistes locaux. J’admire aussi le travail qu’ils font pour la réinsertion professionnelle. »

Art, vente et bienveillance : la mesure Artraction fait rimer plaisir esthétique, pratique économique et action thérapeutique. Oscar Wilde disait que « la beauté est dans les yeux de celui qui regarde ». Les acteurs d’Artraction perpétuent cet adage. Comme le résume Clément Dussaugey : « On est dans une époque triste et on a besoin de bonnes énergies. L’art est un bon remède. Ça fait du bien de voir un joli tableau dans un espace de travail. »

A voir :

  • Exposition ÉCLECTISME chez Generali Assurances, 23 avenue de Perdtemps à Nyon, du 15 octobre 2020 au 16 février 2021.
  • Exposition CHIMÈRE à L’Hôpital Intercantonal de la Broye, avenue de la Colline 3 à Payerne, du 27 octobre 2020 au 25 février 2021.
  • Curation d’artistes VOÛTE CÉLESTE à L’Hôpital Intercantonal de la Broye, rue de la Rochette à Estavayer-le-Lac, du 20 octobre 2020 au 23 février 2021.

>> Détails sur https://www.artraction.ch/ 

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