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Le Slow Employment : ralentir pour mieux s’insérer
Image d'illustration iStock - Oatawa Le Mouvement Slow Créé dans les années 80, le mouvement Slow réémerge depuis quelques années. Il s’agit d’une philosophie de vie qui préconise une décroissance et un ralentissement du rythme de vie toujours plus intense imposé par le capitalisme moderne. Ce ralentissement peut se traduire par différents aspects, tels qu’apprécier les moments simples, prendre le temps de vivre, se reconnecter à la nature, manger de manière saine et équilibrée, etc. et il peut s’appliquer à une multitude de domaines : par exemple, le slow food, le slow tourisme, le slow management ou encore la slow fashion. Outre le ralentissement, cet art de vivre permet d’améliorer sa qualité de vie en redéfinissant ses priorités, en réfléchissant à la valeur et aux sens des choses et en recherchant également dans sa vie ce qui apporte de la joie et du bien-être...
Le Slow Employment
Le Slow Employment, littéralement "emploi lent", se distingue de la vision traditionnelle qui privilégie une insertion professionnelle rapide, parfois au détriment de la stabilité et de l’épanouissement professionnel. Dans un monde en constante accélération, où la productivité et la rentabilité sont souvent prioritaires, le concept de Slow Employment propose une approche radicalement différente de l’insertion professionnelle, en mettant en avant la qualité de l’insertion au lieu de sa rapidité. Celle-ci repose sur le principe d’offrir aux personnes en recherche d’emploi un espace pour réfléchir à leur parcours, à leurs aspirations personnelles et à l’impact de leur travail sur la société et l’environnement. La recherche d’un épanouissement et d’un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle représentent également des facteurs importants dans la quête d’un nouvel emploi.
Par ailleurs, le Slow Employment encourage une redéfinition du succès professionnel. Au lieu de mesurer la réussite en termes de salaire ou de promotion rapide, cette approche prône une vision plus holistique du travail, où la contribution aux causes sociales et environnementales prend une place centrale. Dans ce contexte, la transition vers des métiers verts ou des rôles dans l’économie sociale et solidaire devient un choix de plus en plus pertinent.
De plus, cette approche contribue à réduire le stress et l'épuisement professionnel, qui sont souvent causés par la précipitation dans un emploi non aligné avec ses valeurs ou ses compétences. En prenant le temps de se former, de se reconvertir ou de trouver un emploi qui correspond vraiment à ses aspirations, les individus peuvent éviter l’insatisfaction à long terme et maximiser leur bien-être global.
Un enjeu pour les entreprises et les politiques publiques
Le Slow Employment impacte non seulement les travailleur·euse·s en quête d'emploi, mais aussi les employeurs et les politiques publiques, qui jouent un rôle essentiel dans la promotion d’un marché du travail plus inclusif et responsable. En intégrant cette philosophie, les entreprises peuvent bâtir un environnement de travail plus humain et durable. Lors des recrutements, par exemple, il est de plus en plus courant que les entreprises ne répondent même plus aux candidat·e·s ayant postulé à une annonce. Adopter une approche plus respectueuse permettrait de renforcer l’attractivité et la fidélisation des talents.
Le Slow Working, concept proche du Slow Employment, encourage également à ralentir le rythme de travail pour produire un travail de meilleure qualité et accroître la satisfaction professionnelle, tout en réduisant le risque de burn-out. En mettant en place des conditions de travail plus flexibles et en valorisant un équilibre entre performance et bien-être, les employeurs peuvent bénéficier d’une équipe plus engagée, motivée et fidèle.
Les défis du Slow Employment
Evidemment, le Slow Employment devrait surmonter plusieurs défis pour être pleinement adopté. L’un des principaux obstacles est le besoin d’un changement de mentalité à grande échelle. Le marché du travail étant largement dominé par des logiques de productivité et d’efficacité immédiate, convaincre les employeurs de l’intérêt d’une approche plus progressive peut s’avérer complexe.
Dans le domaine de l’insertion professionnelle, la mise en place de parcours d’insertion plus longs avec parfois la nécessité de recourir à des réorientations ou des formations complémentaires implique des ressources supplémentaires et un accompagnement adapté. Il reste alors à convaincre les pouvoirs publics que cette approche, bien qu’exigeant davantage de temps et de moyens, constitue un investissement durable pour une insertion plus efficace et pérenne…
L’exemple du projet « Slow ta carrière »
En Suisse romande, l’initiative « Slow ta carrière » incarne cette philosophie. Initié en 2021 par trois psychologues en orientation professionnelle, ce programme propose des conférences et des ateliers d’orientation et de transition professionnelle permettant une réflexion autour du sens et de la durabilité sociale et écologique des choix professionnels et d’orientation.
Interview d’Aline Muller Guidetti, psychologue FSP du travail et de l’orientation professionnelle au sein du Cabinet Muller Guidetti (membre d’Insertion Vaud) et co-fondatrice du programme « Slow ta carrière ».
Comment est née l’idée de Slow ta carrière ?
En 2018, quelques évènements (grandes sécheresses, sortie du livre de Pablo Servigne1, démission de Nicolas Hulot du ministère de la transition écologique et solidaire après quelques mois seulement) ont marqué un tournant pour moi et je me suis rendu compte qu’on allait droit dans le mur sur le plan écologique et social, avec la perte de la biodiversité, la pollution, le dérèglement climatique, etc. Cette problématique n’était pas forcément partagée par les gens avec qui je discutais. Je me suis alors posé la question de pourquoi il y avait cette résistance chez certaines personnes. En tant que psychologue du travail, je me suis aussi questionné sur les choix professionnels et leur impact sur l’environnement en termes de ressources et d’utilisation de l’énergie. C’est à cette période que j’ai rencontré deux consœurs, une du Valais (Sabrina Tacchini) et une de Bienne (Sophie Perdrix). Ensemble, nous avons eu envie de monter un dispositif collectif d’accompagnement aux choix professionnels, afin de faciliter le partage et l’entraide entre participant·e·s, dans un contexte où le marché du travail ne propose pas de solutions à la hauteur des enjeux socioécologiques. L’idée d’un atelier « slow » a alors émergé, en parallèle de mon activité professionnelle au cabinet.
Comment se déroulent les ateliers de « Slow ta carrière » ?
Les ateliers d’orientation se déroulent en groupe. Il y a une formule sur sept sessions ou une formule courte sur une session. Les ateliers permettent une introspection et de se questionner sur « Qu’est-ce que le travail pour moi ? », « Qu’est-ce que je recherche dans le travail, quelle importance je souhaite lui donner dans ma vie ? », « Par quels rôles, activités, puis-je contribuer aux besoins du monde (humains et non-humains) ? ». Souvent les personnes qui s’inscrivent aux ateliers sont dans une période de recherche de sens ou ont été fragilisées par le monde du travail, par exemple à la suite d’un burn-out. Le travail en groupe permet alors de rechercher d’autres alternatives professionnelles ou de réfléchir à l’adaptation de son emploi. On travaille autour des compétences et des aspirations de chacun·e, tout en incluant des réflexions sur les liens au Vivant et ce que l’on souhaite préserver pour un monde soutenable.
Par ailleurs, cet accompagnement permet aussi de sortir de la seule réalisation par le travail. On va alors se questionner sur ce que l’on souhaite pour sa vie professionnelle, mais aussi privée et citoyenne. Comment retrouver de la valeur et du sens, et se réaliser dans d’autres sphères ?
Y a-t-il un profil-type de participant·e·s ?
Les personnes qui s’inscrivent spontanément aux ateliers, sont en général des personnes assez engagées et ayant fait des études. Elles ont souvent une grande sensibilité à ce qu’il se passe, à l’empathie. Il y a peut-être un peu plus de femmes, en tout cas dans le collectif. Concernant l’âge, il y a tous les âges représentés, entre 20 à 55 ans environ.
Pourriez-vous nous donner des exemples de réorientations professionnelles qui ont eu lieu à la suite d’un accompagnement ?
On ne connait pas toujours la suite des parcours, car une fois l’atelier terminé, les personnes ne restent pas forcément en contact avec nous.
Je me souviens de cette personne qui, à la suite de l’atelier, a changé beaucoup de choses au sein de son entreprise. Elle a développé tout un service dédié à la durabilité, ce qui lui a permis d’être à nouveau en phase avec ses valeurs.
Une autre personne a quitté son emploi qualifié, pour lequel elle avait fait de longues études, pour se consacrer à un travail de maraichage. Ce travail, plutôt alimentaire, comporte du sens grâce à la reconnexion à la terre, et lui permet d’avoir plus de temps pour des activités culturelles.
Le Slow Employment est-il, selon vous, compatible avec le régime de l’assurance chômage, l’assurance invalidité ou le revenu d’insertion ? Si oui, comment intégrer ces aspects/réflexions dans les mesures d’insertion ?
La recherche de sens, et la possibilité de prendre le temps pour penser son projet professionnel, n’est pas toujours compatible avec les assurances de type chômage ou invalidité, car ce sont des assurances avant tout économiques, qui visent à récupérer rapidement le gain. La recherche de sens n’est donc pas la priorité ou l’objectif. Et si la nouvelle piste professionnelle vise un travail nettement moins rémunéré, le projet ne sera pas forcément soutenu. Il peut cependant y avoir des ouvertures, si la personne est très fragilisée et ne peut plus retourner dans le domaine initial. Concernant le domaine de l’aide sociale, il semble y avoir un peu plus d’ouverture. Il existe d’ailleurs une offre de mesures dans le domaine de l’écologie et un projet pilote qui accompagne des personnes ayant un projet d’indépendance dans le domaine de l’écologie.
Cependant, il est possible d’intégrer ces réflexions dans certaines mesures, si le cadre légal le permet. Nous avons d’ailleurs une collaboration avec une autre mesure d’insertion, dans laquelle nous dispensons un atelier. Intégrer la recherche de sens dans l’accompagnement se fait certainement déjà dans beaucoup de mesures d’insertion. Il faut être conscient des injonctions de la société dans l’accompagnement et remettre les choses dans une temporalité, tout une gardant en tête le cadre légal et la réalité du marché de l’emploi. On peut aider les personnes accompagnées à se questionner, par exemple : Qu’est-ce que je recherche dans mon travail ? Comment je souhaite m’accomplir (aussi en dehors du travail) ? Combien d’argent ai-je besoin pour vivre ? Qu’est-ce que je peux lâcher ?
Toutefois, cela reste compliqué de se lancer dans un projet d’indépendance, car le cadre légal dans les assurances sociales n’est pas vraiment adapté à l’activité indépendante. En revanche, partir dans un projet d’emploi dans l’économie sociale et solidaire est tout à fait possible ou encore rejoindre un modèle coopératif, comme une coopérative d’habitation.
Le Slow Employment peut-il également être introduit en emploi, au sein même des entreprises ? Quels conseils peut-on donner aux entreprises ?
Oui, on peut changer les choses en entreprise, en étant employé. Il n’y a pas forcément besoin d’être dans la direction pour apporter de nouvelles idées ou de nouveaux processus par exemple. Pour arriver à des vrais changements, il faut cependant être plusieurs, car vouloir changer les choses en étant seul·e est très compliqué.
L’université de Lausanne, par exemple, a utilisé le modèle du Donut de l’économiste Kate Raworth2, afin de guider sa propre transformation. Sa démarche est pionnière, car c’est la première université au monde à la faire. Très succinctement, la théorie du donut est un modèle qui vise à garantir que les impacts des activités proposées restent dans les limites écologiques de la planète, tout en répondant à sa mission sociale. L’Unil a de ce fait réfléchit à tous les domaines de son activité (alimentation, mobilité, informatique, électricité, etc.) et s’est fixé des objectifs pour chacun d’eux, afin d’en réduire les impacts écologiques, tout en garantissant le bien-être social.
Il existe des possibilités de financement pour accompagner les entreprises dans leur transition ou pour financer des projets, par exemple via Viva Vaud3.
A votre avis, quels sont les enjeux et les défis du Slow Employment ?
A mon avis, les enjeux résident essentiellement dans la déconstruction d’une culture et d’un imaginaire. La pression économique dans notre pays constitue un obstacle de taille. C’est un enjeu de société très complexe. Dans notre société, je constate un écart entre deux tendances : la recherche de la productivité, de rendement et la perte de sens d’un autre côté. Beaucoup de gens ne se retrouvent plus dans cette frénésie de la productivité. Les entreprises, les institutions et les politiques devraient être convaincus et proposer d’autres alternatives, afin de retrouver un marché du travail plus humain et plus durable.
Comment le monde du travail devrait-il évoluer ? Quelle est votre vision de l’emploi du futur ?
L’imaginaire dominant autour du travail est très individualiste et très technologique. Les métiers du futur sont censés être très dépendants de l’IA. Mais aura-t-on assez d’énergie pour cela ? Cet imaginaire participe à l’exploitation des ressources. Avec le vieillissement de la population, le travail humain restera important. En revanche, dans ces domaines-là, ce sont les conditions de travail qui se péjorent et se déshumanisent.
Pour moi, les métiers du futur devraient être plus locaux, revenir à des petites structures, à de la production et des échanges locaux. Ils devraient s’inspirer de l’économie sociale et solidaire. Cela passera peut-être par le fait de gagner moins de salaire, en consommant moins et en adaptant ses loisirs. Ce changement de paradigme devrait contribuer à réduire le stress et l’épuisement professionnel et permettre aux individus de retrouver du sens, d’être plus en adéquation avec leurs valeurs et améliorer leur bien-être.
Notes :
- Servigne, P. et Stevens R., Comment tout peut s’effondrer, Editions Seuil, 2015
- Voir article de l’Unil « Théorie du donut : revivez la conférence de Kate Raworth », qui explique comment l’Unil a adopté ce modèle dans sa propre transformation.
- https://www.viva-vaud.ch/fr/
Bibliographie :
- BRULE Gaël, Le coût environnemental du bonheur, Sociologie, 2024
- COUTROT Thomas, PEREZ Coralie, Redonner du sens au travail, Seuil, 2022
- RAWORTH Kate, La théorie du donut, l’économie de demain en 7 principes, traduit de l’anglais, Plon, 2018
- SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, Comment tout peut s’effondrer, Editions Seuil, 2015